Le matérialisme moderne est cet état d'esprit engendré par l'hypertrophie du mental, par la présence envahissante de la technique mécanisée, par l'obsession à appréhender le réel par la faîtière de la "petite raison", et par le rétrécissement conséquent de notre horizon existentiel et émotionnel. Dans la technopole moderne, il est devenu désuet de formuler des jugements synthétiques (Kant), a priori ou même a posteriori. Ce qui n'est pas "scientifique" n'est pas connaissance, mais littérature. La raison expérimentale qui règne en maître absolu, ne cherche pas à comprendre ce qui est, mais à décrire et expliquer ce qui fonctionne. Le faire scientifique est un savoir rehaussé d'un pouvoir. Il ne répond pas au pourquoi, mais au comment. Il évacue les questions métaphysiques décisives qui ont perdu toute signification dans le contexte de sa démarche. Les technosciences n'explorent pas les fondements et les principes de leur réalité. Elles ne répondent pas même aux interrogations soulevées par leurs propres résultats, comme la question des constantes physiques (vitesse de la lumière, charge de l'électron, constante de gravitation...). D'un point de vue métaphysique : "Le savoir scientifique de la nature ne donne (...) aucune connaissance effectivement éclairante de la nature, aucune connaissance ultime.
Le jugement est asservi aux données et aux résultats de techniques empiriques : "De simples sciences de faits forment une simple humanité de fait." La connaissance scientifique n'est pas seulement charriée par les "faits", elle l'est surtout par ses instruments de mesure et ses dispositifs expérimentaux. L'observation, l'expérience et la théorie ont partie liée avec les moyens de l'expérimentation. La démarche instrumentale naît au début du XVIIè siècle : "Avant 1590, le parc instrumental des sciences physiques se limitait aux appareils d'observation astronomique. Dans la centaine d'années qui suit, on constate l'introduction et l'usage du télescope, du microscope, du thermomètre, du baromètre, de la pompe à air, du détecteur de charge électrique et de quantité d'autres dispositifs expérimentaux. (...) En moins d'un siècle, la science physique devient instrumentale.Cette révolution technologique conduit à la fabrication d'objets calculés, mesurés, et contrôlés par des appareillages dont on ignore la réalité sous-jacente. C'est l'analyse du fonctionnement de la machine à vapeur qui conduit Sadi Carnot à la formulation du deuxième principe de la thermodynamique. C'est l'utilisation de la lunette d'approche qui conduit Galilée à la découverte des satellites de Jupiter. Il ne suffisait pas de regarder à travers la lunette : il fallait surtout apprendre à ajuster son regard à la lunette. Comme l'énonce Bachelard, "les instruments ne sont que des théories matérialisées. L'exercice technico-scientifique codifie des opérations instrumentales. Max Horkheimer souligne les dangers de l'instrumentalisation de la raison au sein de la culture techno-logique et technocratique : l'utilisation des moyens techniques en vue d'une efficacité maximale au détriment des fins, la réduction de l'action humaine au travail planifié, et l'extension illimitée du pouvoir technique sur les choses et sur des individus chosifiés.
Au XXè siècle, la physique mécaniste est devenue probabiliste. L'expérience s'attache à ratifier une probabilité de masse. En opérant sur du quantitatif, non sur du qualitatif, elle présuppose la comparabilité des phénomènes. Dans ses applications, le critère utilitariste évince le dessein cognitif. Les théories sont sélectionnées d'après leur efficacité, leur performance, ou leur retentissement technologique. Toute aporie susceptible de déboucher sur une connaissance transcendante à des pratiques normalisées est éliminée. Thomas Kuhn montre l'incommensurabilité des théories scientifiques à travers les siècles, et leur concurrence pendant les périodes de "crise" précédant l'avènement d'un nouveau "paradigme". Il décrit "le développement scientifique comme une succession de périodes traditionalistes, ponctuées par des ruptures non cumulatives.
L'idéologie scientiste revendique le monopole de la connaissance comme de l'objectivité impersonnelle. En fait l'objectivité scientifique, cette subjectivité des scientifiques, résulte de l'acceptation de méthodes, de pratiques, et de théories cautionnées par une communauté d'experts autorisés. La recherche scientifique s'appuie sur une praxis socio-culturelle institutionnalisée et sur un consensus idéologique qu'elle influence. Elle s'inscrit dans un système de valeurs et de croyances collectives : hier la théorie de l'éther, aujourd'hui celle du Big Bang, ou encore la pratique de la saignée, aujourd'hui celles de l'ablation et de la vaccination. De ce point de vue, la rationalité scientifique n'est pas plus "objective" que la cosmologie sumérienne, ou que la mythologie bantoue. Comme toute connaissance, elle est en partie une "fiction", une présomption de l'esprit humain, un artefact de la conscience.
De son côté, la pensée rationaliste rejette toute proposition non "démontrée" d'après ses critères, selon le présupposé qu'un énoncé doit renvoyer à une réalité tangible et mesurable, déracinée des impressions qui sont à l'origine du jugement. Or cette réalité qui sert de référent, n'est qu'une supposition (Guillaume d'Ockham), un schéma simplifié de l'expérience vécue. Ainsi l'on prive la conscience de voir, et l'intellect de penser, ce qui vaut la peine d'être vu et pensé. Chacun est ferré par les pratiques technico-analytiques sur un fragment de réel, extirpé des réalités qui lui sont liées. L'avènement de la science moderne mène à un relativisme qui obscurcit toute intention métaphysique. L'essentiel disparaît progressivement des préoccupations de la conscience. La neutralisation du corps et de l'esprit, et surtout la "décivilisation de l'âme" (Robert Musil) accroissent le sectarisme des contestations et des réhabilitations partielles. Dans les fabriques modernes du savoir, l'organisation de la recherche impose un morcellement excessif des capacités : on accrédite le médiocre ou l'insignifiant, réalisé avec plus ou moins de dextérité, on impose une technicité ultra-performante au service de travaux dérisoires. Obscurantisme pointilleux qui nous éloigne toujours plus de nous-mêmes.
La science contribue à modeler l'environnement socio-économique par ses productions technologiques. Sa conception du réel n'est pas la plus légitime ou la plus féconde, mais celle qui est ancrée dans nos modes de vie et de perception. Et que sont ces modes de vie ? Surgit ici l'étonnante contradiction de la mentalité moderne : d'une part on affirme la justesse de nos représentations mentales et la nécessité du maintien exclusif des critères scientifiques, au détriment des autres formes de connaissance, car ces critères seraient les seuls à garantir la justesse de leurs résultats et à satisfaire aux exigences de la raison moderne; d'autre part on concède volontiers que la civilisation, malgré tous ses bienfaits technologiques, est un fiasco sur le plan humain : habitat intolérable des métropoles industrialisées, prolifération du suicide des jeunes et des moins jeunes, dégradation des moeurs, déliquescence des composantes éthique et affective de la conscience, disparition de toute convivialité dans les échanges interindividuels, destruction lente et inexorable des écosystèmes - qui ne sont que les manifestations visibles du seul "événement" de l'histoire contemporaine : la destruction intérieure de l'homme. Il y aurait donc à la fois compétence intellectuelle et impuissance politique : le monde serait pensé par des phénix, mais gouverné par des incapables. Bien évidemment nos productions matérielles et nos représentations mentales infléchissent nos conditions d'existence. La modernité n'obtient que le monde qu'elle entretient.
La science apparaît comme une activité, un savoir fonctionnel, qui crée des objets, des accélérateurs de particules, des ordinateurs, des produits alimentaires... Par ailleurs cette activité est soutenue par des institutions mises en place pour la faire fonctionner. Par sa dimension idéologique, la science est devenue ce que la religion et la morale chrétienne, au siècle de Marx, paraissaient encore être : l'opium du peuple. La critique des sciences positives et de la technologie moderne, formulée selon des points de vue divers par Ernst Mach, Edmund Husserl, Heidegger, Bohr, Habermas, Kuhn, Feyerabend et bien d'autres, ne signifie pas leur condamnation, mais la mise en évidence de leurs limites et de leurs abus : objectivité relative de la rationalité scientifique, ingérence dans des domaines où elle ne peut s'appliquer, production intrinsèque d'une idéologie, dite scientiste, qui entrave le déploiement d'autres formes de savoir. La critique ne vise donc pas la science en tant que théorie de la nature, mais à travers ses applications technologiques abusives et son monopole idéologique de la connaissance.